Nous vous présentons ici un extrait du livre de Michel Fremder Ma ligne de chemin de fer (Être cheminot, ça se mérite) (plus d’infos sur le livre à la fin de l’extrait)
L’affaire SOCRATE
Il devait révolutionner la commercialisation des voyages en train en appliquant les méthodes du marketing aérien (yield management), le système Socrate restera surtout dans l’histoire comme un sacré ratage. Michel Fremder se souvient de ce lancement catastrophique 1.
La révolution Socrate était basée sur le yield management, c’est-à-dire la tarification flexible, en temps réel, pour optimiser le profit généré… et remplir les trains.
Les tarifs des billets de train, jusque-là, étaient calculés en fonction des périodes de circulation : bleue, blanche et rouge.
Le nouveau système de réservation de billetterie allait être celui créé par la compagnie intérieure américaine, American Airlines, à qui la SNCF avait acheté ce système d’exploitation, Saber (fort cher, disait-on).
À grand renfort de communication auprès des journalistes, et hors de notre propre service de presse, GL (Grandes Lignes) faisait savoir que ce mode de tarification allait permettre d’hyperrentabiliser les TGV. Le côté avant-gardiste et performant du système impressionna à coup sûr les journalistes, mais laissait dans l’ombre un paramètre qui paraissait pourtant important : le client.
Les renseignements que nous avions de notre côté sur la fiabilité du produit étaient assez flous, mais, soyons honnêtes, il s’agissait d’adapter un logiciel aérien existant au système ferroviaire français, donc a priori, pas d’inquiétude particulière à avoir. Les « informaticiens maison » veillaient.
En revanche, le fait de vouloir combiner le lancement de la première tranche du TGV Nord en mai 1993 avec l’application traditionnelle des horaires d’été et le nouveau système Socrate nous rendait plus fébriles. Trois nouveautés ensemble, n’était-ce pas périlleux ?
Michel Merlay m’envoya au feu lors d’une réunion qui restera pour moi l’un de mes moments les plus humiliants.
Gare de l’Est, salle Paul-Gentil (en souvenir du directeur général, décédé quelques années auparavant, qui avait été à l’origine des grandes transformations de la SNCF), étaient réunis tous les patrons des activités et services directement concernés par les innovations. Quarante personnes autour de l’immense table.
Jean-Marie Metzler énonce longuement les prochaines étapes avant les lancements.
Tour de table soporifique, sans aucune réserve des intervenants. Je suis l’avant-dernier à prendre la parole.
J’attaque bille en tête (peut-être trop ?) et fais état des inquiétudes de la dircom sur la concomitance des dates. Je termine mon intervention, ainsi que l’avait souhaité Michel Merlay, par la suggestion de lancer Socrate en septembre, puisqu’en mai, l’inauguration ne concernera que la partie Paris – Arras. Je n’ai pas le temps de conclure sur l’utilité de voir quelques mois supplémentaires accordés aux essais, que Jean-Marie bondit carrément de son siège. Cet homme courtois, élégant, et ô combien performant, sans doute épuisé par les périodes tendues qu’il vivait depuis des semaines éructa littéralement.
Il accabla, via ma personne, cette direction de la communication « qui avait peur de son ombre ».
– Tous les signaux sont au vert et vous ne pensez qu’à freiner !
De nombreux participants autour de la table buvaient du petit-lait. J’en prenais plein la figure et c’était pour eux une petite revanche.
J’avais, enfin, pris quelque assurance après plusieurs mois de direction centrale, et il est vrai que dans certaines réunions j’avais eu tendance à multiplier les critiques sur différentes initiatives prises par d’autres services, en particulier sur l’application du nouveau logo.
Fret SNCF avait son propre logo, TER, le sien, Grandes Lignes, n’en parlons pas, leur papier à lettres ne portait même pas le nom SNCF. Donc, forcément, je m’étais fait peu d’amis. Je ne sus que répondre à cette avalanche de critiques, et tout penaud, je rentrai dans une coquille dont je regrettais d’être sorti. De retour au « 88 Saint-Lazare », je fis à Michel le compte rendu de la séance. Il écouta sans faire de commentaire.
Il ponctua l’entretien d’un simple :
– Parfait. Merci.
Je quittai son bureau, incapable de savoir s’il me blâmait de n’avoir pas réussi, ou si au contraire il pestait contre cette obstination de Jean-Marie.
Bien des années après, alors qu’il avait pris sa retraite, je lui posai la question au cours d’un déjeuner, chez lui, et il me révéla que son mutisme d’alors fustigeait son incapacité à n’avoir pas, lui-même, su convaincre auparavant le président Fournier d’imposer le report de Socrate.
Le premier jour de la mise en application de Socrate, l’épouse d’un dirigeant du quotidien Ouest-France vint en gare de Rennes pour acheter son billet pour Paris et un autre pour son petit chien. Le guichetier, après bien des essais, découvrit que ce type de billet pour animal n’existait pas dans le logiciel.
Le lendemain, le premier article incendiaire racontant l’incident parut dans le journal au plus fort tirage national.
Et la curée commença.
Durant plus de deux mois, pas un jour sans un gros titre en presse, radio ou télévision pour narrer une anecdote sur le système de réservations du nom du philosophe grec.
Quarante années durant, Michel Fremder a été l’homme qui a fait entrer la communication, la publicité et la culture dans l’univers des gares de France.
Ses Trains expositions, qu’il évoque dans ce livre de souvenirs, racontent mieux que tous les livres d’Histoire les évolutions de la société française.
À lire comme un feuilleton.
15 x 22 cm.
264 pages.
En vente à la boutique de La Vie du Rail au 29 rue de Clichy à Paris ou sur le site, réf. 110 383, 19 €.