Géographiquement et historiquement, la péninsule coréenne constitue un véritable pont entre le continent et l’archipel nippon ; cette situation lui vaut d’être sur la voie des confrontations entre le Japon et ses voisins. Au début du XXe siècle, la politique japonaise d’expansion continentale répond à plusieurs desseins : s’imposer au monde en tant que Puissance, étendre sa sphère d’influence commerciale et repousser ses frontières stratégiques. Le Japon colonisant ses proches voisins, les chemins de fer jouent un rôle essentiel dans la prise de contrôle, l’exploitation, la surveillance et l’intégration de son empire. La création d’un réseau ferroviaire en Corée ouvre la péninsule à l’influence japonaise. Surtout, celui-ci facilite l’accès à la Mandchourie, d’abord à l’Ouest par le Transcoréen, puis à l’Est où cette région de la Chine est coupée de la mer du Japon par la Sibérie russe et la Corée.
Le Japon de l’ère Meiji, tout juste sorti d’un long isolement, cherche à repousser toujours plus loin ses lignes de défense. Tard venu au rang des « Puissances », il doit limiter ses ambitions coloniales aux franges de l’Empire chinois, l’île de Taïwan d’abord, le royaume de Corée qui devient un protectorat en 1905, puis une colonie en 1910, et enfin la Mandchourie. Connue comme le royaume ermite, la Corée s’était fermée aux influences étrangères, ne cédant aux pressions extérieures qu’à partir de 1876. Pendant les trente années suivantes, elle est le théâtre des affrontements entre le Japon et ses adversaires continentaux, la Chine puis la Russie. Pour Tokyo, contrôler la péninsule est un impératif stratégique. Entre les mains d’une puissance hostile, elle constitue une menace pointée sur le coeur de l’archipel. Mais, placée sous sa domination, elle devient une tête de pont continentale au service de l’expansionnisme nippon. Alors que, depuis 1868, le Japon de l’ère Meiji s’est mis à l’école de l’Occident, l’isolement a accru les déficiences de l’État coréen et de son économie. Les échanges avec l’étranger sont quasi inexistants et le marché intérieur n’est pas unifié. Dans les provinces, des centaines de foires n’ont qu’une importance locale, tandis que les grands marchés sont concentrés à Séoul ; quelques produits artisanaux ou denrées alimentaires (sel, poissons séchés…) circulent grâce aux guildes de colporteurs. Du fait de la médiocrité des chemins, les terres isolées demeurent inexploitées. De plus, en cas de déséquilibre de la production de riz, les paysans ne peuvent écouler leurs surplus ou obtenir des subsistances à plus de quelques dizaines de kilomètres à la ronde. Les déplacements de personnes sont limités ; les premiers voyageurs étrangers les décrivent en de longues plaintes : « On voyage en chaise. Les coolies ou porteurs sont pour la plupart coréens. Ce sont des taureaux qui portent les bagages. J’ai vu des chevaux, sortes de bidets, hauts seulement de trois pieds. Comme ils ne sont jamais ferrés, leur emploi est difficile dans un pays où les routes (les sentiers, devrais-je dire) non tracées, étroites, et remplies de fondrières, sont presque impraticables. Le cahotement causé par le mauvais état des chemins rend le voyage en chaise absolument insupportable2. » La pénétration étrangère ne va guère au-delà des ports.